parmi les plus petits apparaissant
le repos des mains
pas d’adresse
mais des espaces qui se succèdent
cadence-feuillage cadence-lumière la prière
sans bruit tremper
petit trembler deux oiseaux ou plus prennent leur envol
15 x
22.5 cm,
56 pages,
16 €
ISBN : 978-2-9599121-4-6
les biotopes-marie est la traduction, par Emmanuel Reymond et Pål H. Aasen, du sixième recueil du poète norvégien Casper André Lugg, mariabiotopene, publié en 2020. C’est le premier livre de son auteur à être publié en France.
Né en 1985, Casper André Lugg est l’auteur d’une œuvre presque tout entière située dans l’espace de rencontre entre l’homme et une nature qui apparaît aussi bien comme un enjeu d’attention que comme un terrain pour l’exploration d’une langue dans la langue, à travers laquelle un autre rapport au monde est rendu possible.
Dans les biotopes-marie, la nature n’est l’objet ni d’une esthétisation romantique ni d’une revendication militante à l’heure de la crise écologique. Elle n’est pas non plus un foyer plus authentique : les poèmes mettent en jeu ce qui sépare l’humanité de l’état de nature, sans déboucher sur la moindre forme de nostalgie. Nous provenons de la nature mais en sommes aussi irrémédiablement distincts du fait de nos outils – en premier lieu le langage, invisible tiers toujours présent entre soi et le monde, mais aussi bien entre soi et soi.
Si elle semble nous bloquer l’accès à la pleine présence, cette séparation nous rend du même coup capables de nous rapporter à une transcendance au cœur du monde, dès lors qu’elle nous fait ressaisir la dimension partielle de toute connaissance. La poétique fragmentaire des biotopes-marie fait ressortir cette brèche, en s’attachant à maintenir un espace négatif dans le langage, un intervalle de non-coïncidence pour empêcher ses composants de se refermer sur un sens définitif. Cela est à l’œuvre dès le titre du recueil, qui opère un rapprochement saisissant entre deux regards posés sur le vivant. La nature est vue comme une pluralité de biotopes, depuis la perspective de l’interconnexion des formes de vie qui la composent. Mais, en associant cette approche à la figure mariale, dont la disponibilité et l’accueil fondent un récit d’incarnation et de salut, le titre trace une voie entre vision scientifique et ouverture sur un au-delà de la raison, esquissant l’idée que plus nous cherchons à étudier ce monde, plus nous nous enfonçons dans ce qui nous échappe.
La transcendance dit la possibilité de rencontrer l’autre comme autre, et les poèmes fonctionnent comme autant d’exercices d’une attention non-réductrice. Sans systématisme, chacun suivant sa logique singulière, ils existent à la manière de véritables biotopes de langage, dans lesquels différentes voix interagissent sans pour autant chercher à s’accorder. Des énoncés en caractères romains cohabitent avec d’autres en italiques, sans que l’alternance ne semble répondre à un modèle stable ; un vocabulaire technique côtoie des usages plus enfantins du langage, où la matérialité du signifiant semble mener la barque au mépris des règles grammaticales – donnant une poésie à la fois concentrée et relâchée, qui tourne autour de quelque chose qui ne peut se dire directement tout en ménageant des moments de grande évidence grâce à sa précision prosodique.
Des observations minutieuses sont juxtaposées à des formulations plus surplombantes et assertives ; des phénomènes tels que la lumière entre les branches, les déplacements d’un troupeau, la persistance des brins d’herbe sous la neige, deviennent des images de processus plus larges tandis que des motifs humains (le chant, le chagrin, la prière, etc.) vont et viennent dans cet espace, travaillés par les éléments naturels – avec pour effet aussi bien de maintenir l’abstraction incarnée dans la matière de ce monde que d’empêcher celle-ci de se clôre sur elle-même.
En replaçant – sans l’y fondre – l’humanité dans cet espace, les biotopes-marie opère un double-mouvement au sein du triangle formé par l’attention, le langage et le monde. Les poèmes restent tournés vers les formes et mouvements de la nature – cette proximité attentionnelle permettant de faire saillir une vulnérabilité essentielle au fondement des conditions d’existence. Mais la nature fonctionne aussi comme un espace figural, où se redonne quelque chose de notre humanité. Dès lors que les formes de vie sont perçues comme ne s’appartenant pas mais faisant signe vers ce qui les dépasse, cela signifie que nous sommes nous-mêmes pris dans des dynamiques qui nous englobent à la mesure même où elles nous échappent. Par le truchement des poèmes, cette figure constitutive en vient à ouvrir un rapport à l’existence fait de réceptivité à ce qui vient, dans le prolongement de l’analogie avec le monde végétal tracée par Simone Weil, dont une phrase de La Pesanteur et la Grâce est reproduite au début du livre : « Il n’y a qu’une faute : ne pas avoir la capacité de se nourrir de lumière ».
Si ces exercices d’attention dressent une façon d’être dans le monde, ils ont aussi pour conséquence d’établir le langage, et donc la poésie, comme terrain privilégié de cette éthique. À la fois impropre à saisir le fond de la réalité et susceptible de fonctionner comme espace de décentrement pour le sujet, permettant de se mettre en retrait pour laisser venir l’autre dans son altérité mais aussi d’aller à sa rencontre, le langage devient sur son versant positif, comme chez Paul Celan, autre figure qui traverse le livre, l’espace d’une rencontre médiatisée par une attention que seule la séparation rend possible.